vendredi 9 octobre 2020

Foi en la Vie, foi en l'Évolution et l'éclairage Teilhardien

 

Foi en la Vie, foi en l'Évolution

et l'éclairage Teilhardien

 

Résumé

Les non-croyants ont-ils une forme de foi? Oui, une foi basée sur des valeurs, parfois nouvelles, qui nous "poussent" à vivre. Exemples : la bienveillance, le respect de la planète et de la vie, la liberté de penser et d'agir, l'émancipation des femmes, etc. Ces valeurs conduisent à intégrer dans sa perspective de vie l'immortalité sous forme d'espérance, "sillage" laissé après la mort. Ainsi les trois vertus théologales, foi, charité et espérance existent de façon latente et plus ou moins avouées chez les non-croyants. Teilhard reconnaît une "force d'amorisation" et souhaite une "synthèse" entre "la foi en Dieu et la foi en l’Homme", une convergence vers l'Esprit (dont pour lui  le centre est le Christ). La science y contribue par l'apport d'une base commune de représentation du Monde.

 

Plusieurs personnes m'ont demandé d'expliquer pourquoi je prétends que bon nombre de nos contemporains ont la "foi" sans croire en Dieu.

En Europe la perte de la foi chrétienne débute à la Renaissance  avec la redécouverte de la philosophie grecque et du scepticisme, se développe au siècle des Lumières puis tend à devenir la "norme" chez les intellectuels et pour une large part de la population.

Nos sociétés semblent être guidées par des valeurs qui sous-tendent une foi dans le sens de confiance en la Vie. Quelles motivations nous "poussent" en absence de religion? Est-il possible de vivre sans foi? Quelles sont les valeurs les plus prônées? Face à nos angoisses constituent-elles un bon guide de vie? L'éclairage de Teilhard nous sera précieux.

 

Peut on vivre sans foi?

Peut-on vivre sans croire à rien? Est-il possible d'être profondément nihiliste? Même si nous considérons que la condition humaine est absurde, son terme étant la mort. Ne sommes-nous pas obligés de faire abstraction de ce constat? Sinon la seule parade est le suicide. Si cette solution extrême est peu pratiquée[1], il doit bien avoir au fond de chacun de nous quelques raisons de vivre. Une force vitale ou une volonté inconsciente nous guide-t-elle?

Les animaux ont des dispositions innées pour vivre et élever leur progéniture. En gambadant les jeunes expriment leur joie de vivre. N'aurions-nous pas hérité de notre animalité le goût de la Vie? Pensons à l'émerveillement des jeunes parents heureux d'avoir transmis la Vie.

Ce constat paraît loin de la foi. Peut-être pas? Nos ancêtres ont exprimé cette aptitude originelle de nature biologique  par des mots au cours du développement du langage. Elle devient alors consciente et peut s'apparenter à une foi primaire en la puissance de la Vie, donnant à l'Homme une confiance intuitive pour croire que la Vie "vaut le coup".

Comment se réjouir de transmettre, d'avoir des enfants si nous n'avons pas ce minimum de confiance en l'Avenir? Est-ce par pur égoïsme? Probablement non, en général les parents sont prêts à sacrifier une partie de leur bien-être pour leur  progéniture.

Cette confiance, tout en n'excluant pas la méfiance, est le signe d'une foi, d'un minimum d'optimisme qui nous motive pour agir au lieu de nous désespérer devant les épreuves. La contemplation de la Nature (sa beauté, son harmonie, sa diversité, …) est un bon moyen de "cultiver" en soi-même cette vertu, de "retrouver le moral", de voir "qu'il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser"[2].

Au cours des siècles la foi est reliée à des croyances diverses en des Esprits et des Dieux multiples pour aboutir au monothéisme. Actuellement elle est moins liée à une croyance en une divinité. C'est une spiritualité sans Dieu. Teilhard la reconnaît telle quelle. Il parle de "foi au Monde", de "foi en l'Homme".

Ce sentiment moteur de notre vie, plus ou moins puissant, plus ou moins avoué, n'est pas toujours reconnu en tant que foi. Pourtant lors de difficultés déstabilisantes, il aide parfois à trouver de nouvelles orientations, par exemple par un engagement associatif, se préoccuper de ses semblables.

 

Les valeurs éthiques et morales reflètent-elles la foi?

Il suffit d'écouter les média pour entendre quelques valeurs : bienveillance, solidarité, égalité, liberté, fraternité, respect de l'Homme, respect des animaux, respect de la Nature, ...

La première des valeurs, la bienveillance associée à la solidarité (dans son acception la moins politicienne), tend à se subsistuer à la charité trop souvent cararicaturée. Cette dernière serait pratiquée afin de gagner le paradis et, à l'opposé, pour un non croyant par pur altruisme. Quel dévoiement! Cette vertu (ou valeur) est chez les chrétiens associée à l'amour de Dieu (impossible de l'aimer sans aimer son prochain). De même dans l'islam, le deuxième pilier, la pratique de l'aumône, est indissociable du premier, la foi en Dieu.

La foi des religions tant monothéistes qu'orientales (sans Dieu) ne semble pas accompagner une pratique altruiste très différente de celle des autres courants de pensée. Quelques soient les termes, amour, compassion ou simple respect de l'autre, il s'agit de fraternité. Cette attitude généreuse sous-tend une véritable foi. Teilhard parle d'une "force d'amorisation"[3], une force d'amour ancrée dans la Nature, au plus profond des êtres vivants, notamment chez l'Homme.

La référence à la foi est implicite dans les exhortations de personnes influentes. Par exemple le Pape invite tous les hommes de "bonne volonté" au delà de la chrétienté à œuvrer dans le respect des valeurs d'amour, de justice, de paix, ... Les valeurs de solidarité et de fraternité sont évoquées par les politiques, hélas souvent réduites à la dimension nationale (la couverture santé dite en France "universelle" n'est que nationale, quel abus de langage!).

Une valeur plus récente, proche de la bienveillance, est le respect de la Planète afin de la laisser en bon état aux générations futures. Certains souhaitent une réduction de la population mondiale pour préserver la Nature. Les mouvements écologiques traduisent un engagement sincère, une foi profonde, voire une croyance quasi religieuse. Que les bases scientifiques soient plus ou moins réfutables ne change rien au fond.

L'attachement à la biodiversité traduit une foi en la Vie. La modification du statut des animaux est un élargissement du respect de la Vie. Toutes ces valeurs, dont la si importante "urgence climatique" accélère la prise de conscience de l'unité de l'Humanité (de même la pandémie du coronavirus).

Dans le prolongement de l'écologie, un nouveau concept fait surface, la collapsologie, "science de l'effondrement". Les réflexions des collapsologues aboutissent à divers engagements d'ordre spirituels. Soit ils pensent encore possible de changer pour éviter une catastrophe écologique et sociétale, ils ont alors foi en l'Homme et au Monde, soit l'effondrement de notre société leur paraît inévitable. Afin de ne pas tomber dans un pessimisme extrême, certains proposent de porter un "regard apaisé" sur la situation et de partager leurs vues avec d'autres, attitude quasi religieuse.   

Les valeurs écologiques témoignent de la foi en la Vie. Dans son encyclopédie Laudato Si, le Pape François relie l'écologie à la foi chrétienne dans le sillage de Teilhard expressément mentionné.

L'évolution de l'art refléte les changements de notre foi. Avant la Renaissance, l'art n'était pratiqué que dans un cadre religieux. N'y a t-il pas toujours un ressenti quasi religieux dans les manifestations d'art? Un artiste n'a t-il pas en lui une conviction esthétique qu'il désire exprimer? L'émotion recherchée doit être partagée entre lui et le spectateur-admirateur, sinon ce n'est pas véritablement de l'art. Même si l'oeuvre est angoissante, elle se doit d'être harmonie, en résonance avec son contempleur.

La liberté est une valeur mise en exergue depuis quelques siècles. Hors son aspect jouissance, ne s'agit-il pas d'une foi en la diversité de la vie et sa puissance créatrice? Le "tâtonnement" de l'évolution biologique se prolonge avec la multiplicité des initiatives et des idées pour enrichir ce que Teilhard nomme la Noosphère, la couche pensante de la Terre.

La liberté de la femme, ou l'émancipation féminine, est une valeur encore plus récente (Droit de vote seulement depuis 75 ans en France!). La moitié de l'Humanité a été longtemps cantonnée à son rôle de reproductrice et à des tâches de second plan (ménage, approvisionement d'eau, de bois, ...). Nous en retrouvons des traces encore aujourd'hui, notamment dans l'islam. Chez les catholiques les femmes n'ont toujours pas accès à la prêtrise. L'attachement à ces pratiques multiséculaires indique un manque de regard sur l'Évolution spirituelle. C'est une question de foi au Monde : les dignitaires religieux ont-ils assez la foi?

Une valeur encore plus récente est le respect de l'orientation sexuelle. Elle est mise à mal dans la plupart des régions du monde alors qu'il s'agit de l'amour de deux personnes!

L'égalité et la justice sociale sont des valeurs de nature politique plus délicates à définir. La déclaration des droits de l'homme est-elle un nouveau "credo"? L'égalité devant la loi correspond bien à la fraternité. Dans son acception plus large, elle donne lieu à des débats difficiles. Le but est-il d'engendrer de l'uniformité dans les conditions de vie de chacun? Est-ce dans le respect des diversités biologique et culturelle de chacun, sources de richesse dans une société? La foi peut amener à des idées contradictoires (les politiciens rédigent des "professions de foi"!). Toute foi n'est pas vertueuse. Fondée sur des convictions (voire des certitudes) non humanistes  ou non scientifiques, elle peut engendrer le fanatisme, un communautarisme de rejet, ...

Nos valeurs évoluent au cours des siècles. Les termes pour les exprimer changent : la notion d'éthique tend à remplacer celle de morale. Cette dernière, issue de commandements divins révélés (et de la rationnalité des anciens), serait intemporelle alors que l'éthique (terme réservé auparavant aux règles d'une profession) peut évoluer. Elle est le fruit de raisonnements, de débats basés sur des données scientifiques et sur des idées philosophiques. Les références religieuses sont ignorées, ce qui est pour certains un signe de "décadence"...

 

Ces valeurs sont-elles un bon guide de Vie?

Comment nos sociétés font face à la souffrance et à la mort? La foi en la Vie, avec les valeurs qui lui sont liées, est-elle suffisante pour vivre sereinement? Il semblerait que, devant le côté absurde de la Vie et le risque de catastrophe, nous soyons de plus en plus désarmés. Les promesses de paradis, de vie éternelle, ... semblent manquer de crédibilité. Ces termes sont-ils trop pris au premier degré? Leur côté symbolique et l'origine de ces croyances sont-t-ils assez expliqués? Quoi qu'il en soit, les pistes de réponses pour calmer nos angoisses et ne pas céder au désespoir sont à rechercher autour de l'idée d'espérance.

L'espérance est un sentiment plus fort que le simple espoir d'une vie meilleure. Il consiste à espérer malgré notre propre finitude. Il suppose d'accepter la mort alors que ce "départ" (comme il est courant de dire) est de plus en plus relégué à l'intime. La médecine met tous ses progrés techniques (ou presque!) pour le retarder. Certains transhumanistes pensent l'immortalité possible et investissent dans cet objectif.

La mort paraît pourtant une nécessité de l'Évolution. Sur le plan intellectuel et rationnel, cela semble assez facile à admettre. Nous serions bien en mal de concevoir la présence sur Terre de l'ensemble des générations précédentes, animaux et humains (plus les plantes!). Toutes les formes de vie naissent et meurent, y compris les planètes et les étoiles. Sur le plan de la sensibilité, la mort est plus difficile à accepter, le vieillisement encore davantage avec son lot de souffrances. Comment avoir foi dans la Vie magré tout?

Paradoxalement notre amour de la Vie nous conduit au-delà de l'horizon de notre propre mort. Il est plus fort que l'amour de notre propre vie. Nous agissons (sauf exeption) pour maintenir la Vie aussi bonne que possible sur Terre, ou nous désirons le faire. Les marxistes croient à une société à venir harmonieuse. Quels que soient ses opinions, chacun laisse, plus ou moins consciemment et aussi modeste soit-il, son sillage sur la Terre autant matériel que spirituel. Croyant ou non, n'agissons-nous pas avec une arrière pensée d'immortalité, c'est-à-dire avec une confiance qui s'appelle espérance?

Toutes les religions affirment la continuation de la vie après la mort. Le christianisme a intégré la notion d'âme survivant après la mort (en plus de la résurrection de la chair!). Ainsi est pérennisée l'espérance d'un monde meilleur dans "l'au-delà". Ces représentations de l'immortalité vont à l'encontre de notre culture imprégnée de données scientifiques. Il est de plus en plus reconnu que l'esprit humain provient de la Matière. Cette réalité, bien vue par Teilhard, ne l'empêche en rien de croire à l'immortalité.

En science le concept de Matière est devenu insaisissable (sorte d'infini à découvrir!) et ne s'oppose plus à l'Esprit issu d'une ultra-complexité d'elle même. La foi "laïque" n'exclut pas l'espérance malgré la mort. Comme la foi "religieuse", elle se développe par des choix volontaires. Tout en admettant un "je-ne-sais-quoi" transcendant, elle différe de la tradition religieuse essentiellement par la non-croyance en la personne de Dieu comme un père accompagnateur à qui il est possible de s'adresser par la prière.

La spiritualité religieuse intégre de plus en plus l'évolution. Les acquis scientifiques sur ce sujet largement vulgarisés constituent un socle culturel commun, source de notre représentation du Monde actuelle. Ce constat est plus important qu'il n'y paraît. Il rapproche les conceptions religieuses et "laïques" : citons la place de l'Homme dans la Nature, le sentiment d'unité de l'Humanité dans une même destinée, une meilleure acceptation des faces constructives et destructives de la Vie et de l'Univers en général. La manière de prier semble évoluer? La prière dite "de demande" diminuent au fur et à mesure que le "comment des événements" est mieux compris. Par exemple celui qui connaît les mécanismes de la pluie ne peut plus demander à Dieu de la déclencher, il ne peut qu'exprimer un souhait. Son état d'esprit peut être alors partagé avec un non croyant.

Les attitudes spirituelles telles que le recueillement, la méditation, la contemplation sont communes à toutes les spiritualités. Un croyant déiste ressent la présence mystérieuse de Dieu, un non-déiste ressent le mystère de la Vie et de l'Univers.

 

L'éclairage teilhardien...

Teilhard aide à mieux saisir la foi des "non-croyants". Sa lecture donne des clés pour actualiser notre représentation de l'Évolution du Monde, notamment par sa "loi de complexité-conscience"[4]. Sa vision, présentée dans son livre Le phénomène humain (et d'autres essais) s'adresse aux non-croyants. Au début de  Comment je crois, il explique sa "foi au Monde", sa "foi en l'Esprit", sa "foi en l'Immortalité". Il évoque "la croissance de l'Esprit sur Terre" (page 127). Cependant très imprégné de la foi chrétienne, il se devait de compléter sa vision en plaçant l'Évolution dans un cadre mystique. Pour lui l'Univers en allant vers plus d'Esprit nous conduit vers "une suprême Personnalité". Jésus-Christ en est le "Centre".

 Ses biographes remarquent qu'il n'a pas provoqué d'adhésion au christianisme (sous toutes réserves!) dans son entourage, en grande partie chercheurs et philosophes non croyants. Ce fut probablement une grande déception pour lui (en plus de ses déboires avec les autorités religieuses). Par contre il a transmis grâce à sa "vision" du Monde et à sa foi rayonante un supplément de foi. Des témoignages de ses collègues de la Croisière Jaune l'attestent.

Des lettres de Teilhard à des amis non croyants sont révélatrices de son désir de rapprocher différentes sources de foi: "… si cette synthèse parvenait à s’opérer entre la foi en Dieu et la foi en l’Homme, on reverrait … ce qui s’est passé quelque fois dans l’histoire (par exemple avec le bouddhisme, le christianisme et le marxisme) : je veux dire, la propagation, comme un feu, d’un nouvel état d’esprit."[5]

Malgré leur tendance à recentrer leur message sur l'essentiel (l'Amour de Dieu Créateur et l'amour du prochain, etc.), les disciples de Jésus du XXIème siècle ont de fortes difficultés à entraîner des foules. En France quelques milliers de conversions par an sont annoncés, ce qui est peu par rapport aux personnes qui quittent l'église. Adhérer à la foi chrétienne est-il un trop grand saut dans l'inconnu?

Peut-être sommes nous, depuis la fin du Moyen âge, dans une grande époque charnière où s'opère un basculement du monothéïsme vers un sentiment "religieux" plus diffus, tourné vers le Monde sensible. Dans la vie courante comme dans les options politiques nous voyons peu de différences entre les uns et les autres (excepté peut-être sur les sujets éthiques, mais c'est un autre débat).

Si l'idée de la personne Dieu s'efface dans les esprits de nos contemporains, il faut se réjouir que demeurent, sous des formes diverses et parfois nouvelles, les trois vertus théologales chrétiennes citées précédemment, la foi, l'espérance et la charité. La foi des non-déistes rejoint celles des déistes sur l'essentiel de l'héritage chrétien. Dans une attitude d'humilité[6] face aux mystères de l'Univers, la foi en la Vie, ou l'amour de la Vie, devrait nous unir. C'est la fameuse "convergence" de l'Esprit présentie par Pierre de Teilhard de Chardin[7].

Olivier CLARET

 

PS : Ce texte est en partie issu des critiques constructives du "groupe Teilhard de Troyes" et des idées formulées à la lecture commune de l'essai Comment je crois (tome 10).

Comme le fait Teilhard j'ai mis des majuscules à Nature, Vie, Monde, Terre, Matière, évolution, Avenir, Homme (dans le sens Humanité), etc. pour signifier leur unicité et mon respect pour ce que ces mots représentent.



[1] Néanmoins plus de 10 000 suicides par an en France

[2] Propos du héros à la fin du roman La peste de Camus.

[3] La "force d'amorisation" est pour Teilhard constitutive de la matière (union de particules, d'atomes, de molécules, de cellules, d'êtres vivants, d'humains, …) : « L’Amour est la plus universelle, la plus formidable, et la plus mystérieuse des énergies cosmiques » (Tome VI, page 40). Jésus-Christ y participe en prônant d'aimer aussi ses ennemis.

[4] Cette loi décrit le fait que la complexité croissante du Monde (équivalent de Matière) engendre le vivant dont émerge l'Homme et la pensée consciente qui converge à créer l'Esprit de la Terre appelée Noosphère (la couche pensante de la terre).

[5] Lettre de Pierre Teilhard de Chardin à Ida Treat, 16 octobre 1947 Accomplir l’homme – Lettres inédites (1926-1952), Grasset, 1968, p. 124-125.

[6] "… je n'éprouve … aucune assurance particulière de l'existence de celui-ci [le Christ au terme de l'Univers]. Croire n'est pas voir." (Teilhard tome X page 151). Cette attitude est loin de la croyance en la Vérité absolue, trop souvent génératrice d'intolérance (inquisition, dictature religieuse, …).

[7] "Tout l'Esprit de la Terre se coalisant pour un surcroît d'unité pensante" (p 108 tome 10). Ce surcroît d' unité pensante aboutit pour Teilhard au "point Oméga" qui devient un "être personnalisé "identifié à Jésus, homme incarné (donc  lui-même Dieu). Il le nomme "Christ Oméga", "Christ évoluteur".

mardi 25 août 2020

Suite à deux articles de la revue Noosphère au sujet du transhumanisme et de l'eugénisme …

 

Suite à la lecture de deux articles de la revue Noosphère n°3, retenus dans le cadre de notre groupe de Troyes, je propose  un témoignage  et quelques compléments de réflexion sur les problématiques du transhumanisme et de l'eugénisme.

Dans l'article Page Teilhard,  la conclusion met en exergue "promouvoir l'amour du prochain". Dans  celui intitulé Manipulation du genre humain …, l'auteur, Alain Privat, souhaite "une terre portée, par toutes les voies de la technique et de la pensée,  à l'extrême  de son humanisation". 

De prime abord, nous ne pouvons qu'être d'accord avec l'idée forte des deux conclusions issue de la même inspiration chrétienne et humaniste et faisant référence à Teilhard. Néanmoins ce dernier a aussi écrit bien d'autres choses sur le sujet dont les citations ci-après.

La conclusion du premier article nous rappelle la phrase de Saint Augustin "Aime et fais ce que tu voudras". Cette idée tend à élargir le débat : si un praticien de biotechnologie met en œuvre un processus en étant persuadé agir avec un réel humanisme (dans le sens amour de l'humanité), quelle autorité supérieure aurait le droit de lui reprocher?  Nous tombons tout de suite sur des débats sans fin car a priori mal posés au départ .

Dans le deuxième article, après avoir bien expliqué par des exemples concrets les dérives ou les risques de certains projets, Alain Privat écrit que "le but avoué des transhumanistes est d'aller au-delà de l'extrême". Apparaît ici une notion de limite quasi impossible à définir de façon consensuelle.

L'impasse ou la difficulté de la notion de limite à ne pas dépasser a déjà été développée, notamment dans le compte-rendu d'une intervention de Jean-François Petit réalisé par notre groupe de lecture[1].

Mon propos est d'abord d'illustrer la difficulté de la question à partir d'une situation proche de mon environnement familial. Il s'agit d'homosexualité et de GPA[2]. Que penser de la fondation d'une famille par des homosexuels? Pour répondre à cette question, je témoigne simplement de la réalité de l'amour donné par des parents, des hommes en l'occurrence, qui aiment leurs enfants autant sinon plus que beaucoup d'autres couples. Les enfants semblent s'épanouir sans difficulté notoire (vous me direz que je n'en suis pas certain, mais n'est ce pas ainsi dans toute famille?). Ce schéma sort de l'idéal assez consensuel qui voudrait que le mieux pour des enfants soit d'avoir un père et une mère à leurs côtés, sachant cependant qu'il existe depuis toujours de nombreuses exceptions (disparition de parents, divorce, …).

Pour la GPA, l'argument le plus fréquent est fondé sur l'aspect inhumain de "vendre son corps". Cela pose aussi un problème analogue. A partir de quel seuil une activité ou un travail devient de l'esclavage qui met en danger la santé physique et psychique de la personne le pratiquant? Les prises de position sont particulièrement difficiles en posant les problèmes ainsi. Remarquons que certaines personnes sont généreuses et ont le sens du don, d'autres sont parfois avant tout intéressées par l'argent, ou sont motivées par les deux. Les femmes porteuses en contact avec la famille citée précédemment se sont montrées heureuses de rendre service (parfois avec un sens de l'humour en donnant des nouvelles). Leur appartenance à un pays de législation plus libérale que la France nous rappelle que les règles éthiques devraient être appréhendées au niveau mondial,  à l'ONU, comme le sont l'esclavage, le travail des enfants, etc..

Bien sûr, à travers ce témoignage, il ne s'agit pas de dire que la GPA est bien ou mal et encore moins d'encourager sa pratique. Il s'agit plutôt de considérer sérieusement le vécu des femmes qui ont choisi de rendre ce service et bien sûr surtout celui des enfants nés ainsi, autrement dit de ne pas juger sans connaître la réalité vécue.

Il est préférable de chercher à connaître et d'étudier les risques, les avantages et les inconvénients en se basant sur du concret, sur l'expérience, c'est-à-dire sur le suivi des personnes concernées plutôt que de se fier à une intuition fondée sur notre formatage intellectuelle. En matière sociétale les relations approfondies avec telle ou telle personne font parfois tomber bien des préjugés ou des jugements rapides.

Par dogmatisme, beaucoup de législations interdisent certaines pratiques comme l'adoption par des homosexuels, notamment suite à une GPA. Les lois coercitives sont la conséquence de raisonnements "éthiques" basés sur des postulats tels que tu ne tueras pas, tu ne mentiras pas, … Ici  un enfant doit avoir un père et une mère. Remarquons que la tradition n'a  jamais retenu les deux premiers postulats cités de façon absolue. Leur interprétation a varié au cours des siècles (exemples : débat sur la peine de mort, sur l'euthanasie, sur l'avortement, …). L'évolution morale et juridique s'est souvent faite de façon pragmatique à partir de l'expérience et du ressenti des populations comme évoqué plus haut.

N'y a-t-il pas depuis toujours des pratiques eugénistes cherchant à améliorer par des artifices les possibilités humaines sans que nous soyons offusqués? N'est-ce pas avant tout un changement de degré, un pas de plus dû à la modification du "biologique" dont les gènes? Il comporte de nouveaux risques mais n'excluons pas d'emblée des bénéfices …  Tous les sujets d'éthique ne peuvent pas être abordés en déroulant des postulats préétablis suivis d'un raisonnement logique imparable (même en mathématiques, cette méthode a ses faiblesses[3]!).

Ayons à l'esprit que, de tout temps, les sociétés évoluent avec des personnes qui empruntent des chemins de traverse (explorateurs, …) ou qui outrepassent des règles (exemple, des médecins anatomistes détrousseurs de cadavres,…).  Plusieurs textes de Teilhard rappellent l'importance du tâtonnement dans l'évolution. Ci-dessous  deux extraits sélectionnés  par notre groupe de lecture  sur le thème du transhumanisme :

1/ "D'une part (que la chose nous plaise ou non), comprenons donc enfin que  rien, absolument rien, n'empêchera l'homme (poussé en cela par une urgence intérieure cosmique) d'aller en toutes directions - et plus spécialement en matière de biologie - jusqu'à l'extrême bout de ses puissances de recherches et d'inventions.

D'autre part … n'oublions pas  que le développement concomitant de certaines dispositions psychologiques nouvelles est probablement indispensable, - dont ne pas tenir compte serait rendre invraisemblables ou monstrueux les résultats de notre extrapolation." (Tome II Les singularités de l 'Espèce humaine page 351 mars 1954).

2/ Après avoir évoqué "le devoir d'Eugénisme[4]" et "le Droit à la Recherche", dans une lettre à son ami jésuite Pierre Leroy (31 mai 1953), Teilhard écrit  "Si le Christianisme ne prend pas la tête du mouvement sur tous ces points, une nouvelle ''weltanschauung" (= vision du monde) et une nouvelle Morale se construiront sans nous. Et le Monde en mourra peut-être. Mais nous aussi."

/ …/  "… comment se fait-il qu'il n'y ait pas à Rome, en plus d’une Commission Biblique, une  Commission Scientifique chargée de signaler aux autorités les points sur lesquels on peut être sûr que l’Humanité  prendra position demain, tels,  je répète : 1) un certain eugénisme  (optimum et non maximum, de la reproduction), …; 2) un droit absolu (droit à régler dans son "timing" et ses conditions, bien sûr!) à tout essayer jusqu’au bout,  même en matière de biologie humaine; …"

 

J'en conclus, j'espère dans l'esprit de Teilhard, qu'il faut être prudent dans la mise en place de règlementations . Certes les "tâtonnements" de la recherche fondamentale ou appliquée remettent parfois en cause nos propres conceptions. Face à cela, il est indispensable, à mon humble  avis, d'être à l'écoute des personnes directement concernées pour avoir un bon ressenti sur le sujet. Ce ressenti, à condition qu'il soit partagé par d'autres, devrait servir de base objective aux spécialistes des questions éthiques. Evitons d'être trop manichéens. En France, peut-être encore plus que dans d'autres traditions culturelles, nous avons tendance à vouloir tout classer en bien ou mal alors que beaucoup d'actions sont souvent à double effet. Seuls le recul et les observations a postériori permettent d'avoir une idée des conséquences bénéfiques et maléfiques.

Pour peu que nous les prenions avec une bonne hauteur de vue, les débats sur ces sujets peuvent devenir passionnants (au sens moderne, c'est-à-dire intéressants) et ne devraient pas soulever de passion (au sens traditionnel, sentiment extrême) comme c'est trop souvent le cas.



[1] consultable sur https://www.teilhard.fr/sites/default/files/pdf/cpte-rendu_conf_troyes_transhumanisme_jf_petit-_avril_2017.pdf

[2]  Gestation Pour Autrui, en général la "mère porteuse" est inséminée par un ou des embryons d'une autre femme.

[3] Allusion aux théorèmes d'incomplétude de Gödel (1931).

[4] N'oublions pas que, même en 1953 lors de la rédaction de Teilhard, le terme "eugénisme" n'avait pas la connotation négative actuelle.